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Mois-Sonneur #116 : Quelles sont les conséquences des licenciements dans le jeu vidéo ?
Le début d'année 2024 a été marqué, dans le monde du jeu vidéo, par de très nombreux licenciements, des annonces qui font suite à des premières vagues de coupure en 2023. Un sujet parfait pour la question du mois d'un Mois-Sonneur, et un petit billet supplémentaire à lire en dessous de la vidéo, ci-dessous. N'hésitez pas à donner votre opinion en commentaire et à partager la vidéo autour de vous.
Des Licenciements, encore et encore
Bon. Le monde du jeu vidéo est touché par une vague de licenciement, la deuxième en un peu plus de 12 mois, avec des coupes d’emploi comme on n’en a tout simplement jamais vu. Un constat facile à faire mais qui ne fait que paraphraser l’actualité, ce qui n’apporte pas grand chose à la réflexion. Et comme je n’y connais pas grand chose en science économique, je trouvais tous les subterfuges possibles pour repousser une analyse du phénomène qui aurait été à côté de la plaque, et donc pas très utile. Mais vous avez tenu à ce qu’on parle de ce sujet-là ce mois-ci (en répondant à nos messages sur les réseaux sociaux), alors je m’y colle.
En gagnant un peu de temps, j’ai aussi permis à la situation de se décanter tout en me donnant le loisir d’y voir un peu plus clair, notamment en écoutant d’autres personnes plus calées que moi sur les sujets économiques. Je vais donc vous proposer ma réflexion personnelle sur ce phénomène des licenciements massifs dans le monde du jeu vidéo, ainsi qu’une projection dans les conséquences de toute cette histoire. Bien évidemment, vous êtes invités à faire preuve de tout le recul critique dont vous disposez devant les prochaines lignes.
Reprenons par la base en rappelant les faits : de très nombreux studios de jeux vidéo médiatiques ont annoncé de grandes phases de licenciements, d’abord en début d’année 2023, puis en fin d’année 2023 et en continuant sur le début d’année 2024. Plus de 7000 postes retirés en 2023 et certainement pas loin de 10 000 sur les deux premiers mois de 2024, des proportions dantesques qui créent un climat de psychose chez les développeur en poste, en témoigne les messages de l’insider Jason Schreier qui est contacté par certains pour savoir si leur poste est menacé.
Et tout le monde est concerné, des petits comme TinyBuild ou le nouveau Telltale Games, des très gros comme Xbox ou Playstation mais aussi Electronic Arts, Ubisoft ou Take Two, et même des studios intermédiaires comme Codemasters, Riot Games, People Can Fly ou Supermassive Games, sans oublier la galaxie Embracer Group qui est démantelée morceau par morceau. On remarque même une certaine habitude, les plus gros se retirant entre 5% et 8% de masse salariale quand les plus petits coupent plutôt entre 30% et 50% de leurs emplois, certains allant même jusqu’à la fermeture. Cela laisse énormément de personnes au chômage dans un contexte où toute l’industrie réduit sa masse salariale, ce qui complique la tâche pour vite retrouver un emploi.
On peut déjà se demander jusqu’à quand ces annonces vont continuer à un rythme si important et la fin du mois de Mars devrait être une bonne date limite. C’est à ce moment là que l’on change d’année fiscale et donc qu’il faut boucler les budgets de sorte à ce que les financeurs soient contents. Retirer quelques salaires au dernier moment peut servir de variable d’ajustement, rien de choquant dans un monde capitaliste.
Il y a aussi des coupes beaucoup plus habituelles dues à des ratés économiques. Car même si l’année 2023 a été fantastique du point de vue des sorties, avec de nombreux projets annonçant de très gros chiffres de ventes, beaucoup d’autres jeux sont restés sur le bas côté. On pourra penser à Immortals of Aveum que tous les experts voyaient être une très grosse réussite et qui est passé complètement à côté de sa cible. Si on ajoute un budget très important, la punition vis à vis du développeur ne pouvait pas vraiment être évitée.
Ce cas d’Immortals of Aveum permet de bien comprendre la nouvelle composition du marché du jeu vidéo, où quelques projets vampirisent toute la place. Les joueurs ne sont pas forcément très curieux, où pas suffisamment nombreux à être curieux, et les ventes se concentrent alors sur quelques projets qui ont la chance d’exploser du point de vue médiatique. Et c’est une réalité autant pour le marché des jeux “premium”, dont le prix très élevé n’appelle pas non plus à la curiosité, que pour les Game as Service qui restent en vie pendant de nombreux mois. Une fois qu’un joueur de Game as Service à trouver sa pépite, souvent celle qui est à la mode pour des raisons obscures, il reste dessus pendant de nombreux mois, invisibilisant tous les autres qui voudraient tenter leur chance.
La prise de risque est donc plus restreinte aujourd’hui qu’elle ne pouvait l’être il y a encore une dizaine d’années, et la réussite ressemble parfois à un pari hasardeux, comme le montre le cas de Baldur’s Gate 3. Le jeu de l’année 2023 était prédit à quelques milliers de ventes, sans sous-estimer ses qualités profondes. La qualité d’un jeu n’assure plus un minimum de ventes, alors que le montant des développements à exploser, même dans un monde où l’Unreal Engine 5 permet à n’importe qui d’avoir des rendus de lumières et de texture du meilleur effet.
Mais depuis une dizaine d’année, la situation économique de l’industrie du jeu vidéo a complètement changée, aidée par deux évènements majeurs : le Covid-19 et l’inflation suite à la crise de l’énergie. Chronologiquement, le Covid a eu un impact mélioratif à court terme. Les nombreuses politiques de confinement ou de couvre-feu ont fait augmenter le nombre de joueurs et le temps de jeu. 2021 est considéré comme une année record dans le monde du jeu vidéo, ce qui a amené beaucoup d’argent de façon générale. Sauf que dans un monde capitaliste, ce qui compte c’est avant tout votre niveau de croissance, dans une quête impossible vers la croissance infinie. Et quand on vient de vivre une bulle exceptionnelle, essayer de générer plus d’argent par la suite dans des conditions normales devient vite compliqué.
Et pour ne rien faciliter, la fin du Covid a coïncidé avec le début de la crise énergétique, portée par la guerre en Ukraine mais aussi le retour de bâton des politiques économiques face à la pandémie. Cela a créé une très forte inflation dans de nombreux endroits du monde, augmentant aussi le coût de fabrication des jeux vidéo par ricochet. L’équation devient assez simple : faire des jeux vidéo est plus risqué qu’avant, d’un point de vue économique. Un moyen simple de réduire le risque financier est de réduire les coûts, ce qui passe par les licenciements.
On peut quand même remarquer que quelques studios semblent passer entre les gouttes et dessinent un nouveau modèle. J'appellerai ces développeurs des gros indépendants, un mouvement qui va de IO Interactive à Larian Studios en passant par CD Projekt RED ou Hello Games, pour donner quelques noms. Ces structures compte quelques centaines de développeurs et produisent des jeux à très gros budgets comme la série Hitman, Cyberpunk 2077 ou encore Baldur’s Gate 3. On a d’ailleurs du mal à les considérer comme des indépendants, un sujet qu’on avait déjà abordé.
Ces gros studios se concentrent sur un petit nombre de projets tout en créant une équipe sur la durée. Les employés se connaissent, connaissent bien la matière qu’ils manipulent, et l’ensemble est souvent bien cadré du point de vue du budget. Surtout, ce sont des studios qui ont pour but de faire des jeux rentables, sans viser spécifiquement à la croissance de l’entreprise. Le développement est donc imaginé avec des coûts précis et tout gain supplémentaire sert avant tout à préparer le projet d’après, et non à satisfaire des investisseurs sur les marchés financiers.
On voit d’ailleurs que les vagues de licenciement donnent une vraie lumière à cette autre voie, avec Toys for Bob ou Saber Interactive qui reprennent leur indépendance quand quelques nouvelles structures voient le jour, créées par des vétérans de l’industrie. On observe ainsi une troisième possibilité, entre l’hyper-studio et l’indépendant traditionnel. Ces gros indépendants restent néanmoins à la merci des échecs commerciaux, il faudra donc apprendre à ne pas avoir les yeux plus gros que le ventre pour éviter d’exploser à la première turbulence.
Le monde de demain sera toujours fait de gros, ces hyper-studios aux milliers de développeurs qui produisent plusieurs jeux par année. Ce modèle est lui aussi en pleine mutation et je pense qu’il faut maintenant parler de créateur de contenu. L’objectif est de produire de la quantité, dans plusieurs domaines, et sans trop se poser la question de la qualité. L’objectif est d’inonder le marché pour réussir à trouver son secteur de prédilection, et maximiser les revenus dessus tant qu’on peut. Le sport pour Electronic Arts, l’action-aventure en monde ouvert pour Ubisoft, le FPS pour Activision, etc. Sauf que toutes ces entreprises ont besoin de mûrir un peu, et donc de rationaliser la production de jeu. Cela va donner encore quelques remous le temps que tout le monde trouve son rythme de croisière.
De l’autre côté de l’échiquier, le monde des petits indépendants continuera d’exister, avant tout parce qu’on ne peut pas empêcher les gens de créer des jeux dans leur coin. Comme toujours, rien n'empêchera ces entreprises à faire preuve d’une créativité sans borne, tout en restant vulnérable face aux choix des consommateurs. Il y aura quand même la possibilité d’être accompagné par un gros comme avec les labels Private Division ou EA Originals tant que ceux-ci existent, ou alors de rejoindre Devolver Digital ou Annapurna Interactive, qui ont trouvé leur filon pour devenir des usines à petits jeux.
En parallèle de cette recomposition du tissu industriel global de l’industrie, cette vague de licenciement pourrait continuer à porter les revendications pour de meilleures conditions de travail. Le monde du jeu vidéo est encore très proche de ses premières organisations, à l’époque où tout ceci n’était qu’une petite entreprise de quelques passionnés. Les employés viennent de comprendre qu’ils sont bien dans une industrie sans remords qu’il faut maintenant affronter de face. Cela passera par une syndicalisation à grande échelle mais aussi la mise en place de pratiques communes pour une meilleure gestion des projets de façon générale. Et aussi pour que les affaires de harcèlement soient bien de l’histoire ancienne.
Enfin, pour peindre le tableau dans son ensemble, il convient d’indiquer que tous les acteurs tiers, tels que Tencent, Google ou Amazon, se sont clairement mis en retrait de l’industrie, stoppant la stratégie qu’ils avaient jusque-là. La preuve que l’industrie est bien dans un moment suspendu, où même les financiers préfèrent prendre le temps d’observer la situation. Comme si personne n’était vraiment sûr du point de sortie de toute cette histoire.
En guise de dernier mot, je rappelle que toute cette analyse est réalisée avec une connaissance très limitée des sciences économiques, et en grossissant les traits pour mettre en évidence les grandes dynamiques. Mais le monde n’est pas en noir et blanc, il est au moins en nuances de gris, et plus surement en couleur. Les situations de licenciements sont déjà chacune très complexes, et très personnalisées. La sortie de la crise sera elle aussi très diversifiée, avec beaucoup de nuances. La seule certitude, c’est que le monde du jeu vidéo est bien en train d’évoluer, d’exploser et de se recomposer, et personne ne peut vraiment être sûr de comment chacun en sortira.
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